Reportage

Séance de Q&R avec Ambrose Rachier, président du tribunal spécial pour les affaires liées au VIH au Kenya

23 février 2012

De gauche à droite : le prof. Getui, présidente du conseil du NACC, Ambrose Rachier, président du tribunal spécial pour les affaires liées au VIH, Hon. Esther Murigi, ministre des programmes spéciaux et Hon. Mohammed, ancien ministre adjoint, programmes spéciaux, à la conférence de presse organisée lorsque les membres du tribunal spécial pour les affaires liées au VIH ont prêté serment.
Photo : ONUSIDA

Lors de la Réunion de haut niveau sur le sida organisée en juin 2011, les leaders du monde entier se sont engagés à éliminer la stigmatisation et la discrimination à l'encontre des personnes vivant avec le VIH en promouvant des lois et des politiques en faveur des droits de l'homme et des libertés fondamentales. La récente création au Kenya d'un tribunal spécial pour les affaires liées au VIH, le premier de ce genre à l'échelle mondiale, constitue une étape cruciale vers la réalisation de cet objectif.

On estime à 1,6 million le nombre de personnes vivant avec le VIH au Kenya. Le tribunal composé de sept membres permettra aux kenyans qui sont confrontés à la stigmatisation, à la discrimination ou à la criminalisation sur la base de leur état sérologique de faire appel à la justice. Il cherchera également à promouvoir les droits des femmes et des filles, qui sont touchées de façon disproportionnée par l'épidémie de VIH au Kenya.

L'équipe commune des Nations Unies sur le VIH et le sida au Kenya soutiendra le tribunal par l'intermédiaire du PNUD et de l'ONUSIDA, en renforçant sa capacité à fonctionner efficacement, en apportant un appui technique et en créant une demande au sein des communautés par le biais d'actions de sensibilisation.

L'ONUSIDA a discuté avec Ambrose Rachier, président du tribunal, des opportunités et des défis à venir.

Quelle est la mission du tribunal ? Comment le tribunal remplira-t-il cette mission ?

La mission du tribunal est évoquée dans la loi de 2006 sur la prévention et le contrôle du VIH/sida*. Le tribunal est compétent pour instruire et examiner les plaintes dans le cadre d'une infraction quelconque à la loi et les affaires ou appels éventuels conformément aux dispositions de la loi. Le tribunal est aussi habilité à exercer des fonctions en rapport avec la loi, à l'exclusion de toute compétence en matière criminelle. 

Les procédures juridiques peuvent prendre des années au Kenya. Le tribunal peut accélérer l'accès à la justice pour les personnes vivant avec le VIH. Quels sont les autres objectifs du tribunal ?

Le tribunal a le statut d'un tribunal subalterne et a donc le droit d'obtenir des preuves, de convoquer des témoins, de conduire des auditions et de rendre un jugement sur les sujets susmentionnés. Dans ce cadre, il devrait se focaliser sur la protection des droits des personnes qui vivent avec le VIH. Il encourage donc les personnes séropositives au VIH et affectées par le VIH qui ont été lésées dans leurs droits en infraction à la loi de 2006 sur la prévention et le contrôle du VIH/sida à se faire connaître et à exposer leurs griefs. 

Comment prévoyez-vous d'accomplir votre mission ?

Le tribunal a établi un registre contenant les plaintes et les griefs formulés à l'écrit. Les différentes plaintes sont examinées et traitées comme il se doit. Le tribunal aide aussi les membres du public qui sont analphabètes à déposer leurs plaintes.

Quelles actions ont été entreprises par le tribunal jusqu'à ce jour ?

Depuis que les membres ont prêté serment, le tribunal a déjà reçu plusieurs plaintes, et les a examinées et classées comme suit selon leurs caractéristiques générales :

  • Une majorité des plaintes réceptionnées concerne des problèmes sur le lieu de travail, où des employés subissent une discrimination et une stigmatisation sur la base de leur état sérologique réel et/ou perçu. Ces plaintes vont du licenciement à la rétrogradation et au transfert irrégulier des employés en raison de leur séropositivité.
  • La deuxième catégorie de plaintes porte sur le refus ou la difficulté à accéder au traitement du VIH, et émane principalement de personnes transférées dans des régions isolées du pays, où il est difficile d'accéder aux antirétroviraux, aux traitements contre les infections opportunistes, aux services de prévention anti-VIH et aux moyens de contraception.
  • Enfin, la dernière catégorie englobe les plaintes liées aux relations familiales et concernent principalement les femmes qui, en raison de leur séropositivité, ont subi des violences domestiques, ont été chassées de chez elles ou ont été privées de leurs possessions.

Quels sont les projets immédiats du tribunal ?

Dans l'immédiat, il s'agit de développer un potentiel d'action des membres du tribunal de façon à leur permettre d'instruire et de traiter des affaires, étant donné que seuls trois des sept membres sont officiers de justice. Le tribunal a tenu sa première session le 31 janvier et a examiné à cette occasion deux affaires complexes. Une campagne visant à promouvoir le tribunal et l'accès à une justice sociale est prévue, dans le but d'informer le public et de le sensibiliser aux services assurés par le tribunal.

Selon vous, comment le tribunal pourra-t-il contribuer à la riposte nationale au VIH ?

Le tribunal aura un effet dissuasif sur les pratiques discriminatoires, encouragera l'inclusion et renforcera l'engagement des personnes vivant avec le VIH. Il permettra en outre d'élargir l'espace de dialogue social sur la stigmatisation liée au VIH, d'accroître les connaissances et la sensibilisation et de réduire la stigmatisation. Ainsi, l'accès aux pratiques et services de prévention du VIH sera amélioré, d'où un recours plus fréquent à ces services, et une demande accrue en faveur de services de prévention, de traitement, de soins et d'appui en matière de VIH.

De quelles opportunités le tribunal dispose-t-il pour lutter contre la stigmatisation et la discrimination, qui constituent un obstacle persistant à la concrétisation d'un accès universel ?

Le tribunal sera un excellent intermédiaire pour atteindre d'autres institutions qui exacerbent, volontairement ou non, la stigmatisation et la discrimination, dont le secteur des assurances, les employeurs et même les instituts de formation. Le tribunal peut consolider et créer une sensibilisation aux problèmes éthiques et juridiques en rapport avec le VIH et à la manière dont les personnes dont nous avons la charge pourraient s'en trouver affectées.

Selon vous, quels seront les principaux défis que le tribunal devra relever ?

À l'heure actuelle, le tribunal rencontre surtout un manque de bonne volonté et une véritable résistance de certaines parties ayant des intérêts spécifiques. Cela a déjà entravé notre travail. La bureaucratie est une autre contrainte qui affecte le fonctionnement du tribunal et qui retarde les réparations légales pourtant indispensables. Les personnes concernées risquent de continuer à souffrir pendant qu'elles attendent que justice soit faite et ainsi perdre leur confiance dans le tribunal. On dit qu'un retard de justice est un déni de justice. Nous ne demandons pas forcément un traitement prioritaire, mais la bureaucratie reste un facteur limitant non négligeable.

Le tribunal aura un effet dissuasif sur les pratiques discriminatoires, encouragera l'inclusion et renforcera l'engagement des personnes vivant avec le VIH

Ambrose Rachier, président du tribunal spécial pour les affaires liées au VIH au Kenya

Un autre défi consistera à rendre le tribunal opérationnel et à accomplir notre devoir efficacement dans le cadre de la future structure de gouvernance dédiée. À l'heure actuelle, les membres du tribunal ont l'intention d'organiser des sessions tournantes par province. Toutefois, une fois la structure dédiée mise en place, le siège de la gouvernance sera basé dans les 47 régions proposées, ce qui risque de compliquer la tâche des sept membres du tribunal pour rendre la justice de manière adéquate.

Malgré ces défis, je suis très optimiste et réellement fier de faire partie de ce tribunal unique, premier du genre du monde entier. J'espère que d'autres pays suivront notre exemple et sauront tirer les leçons qui s'imposent de nos succès et de nos problèmes. 

D'autres pays souhaitent peut-être savoir d'où est venue cette idée, et combien de temps il a fallu pour la transposer dans la réalité.

En 1999, le VIH a été déclaré catastrophe nationale. Cela a conduit à la création du centre national de contrôle du sida. Un groupe de travail sur le VIH et la loi a aussi été mis en place.
Ce groupe avait pour mission de fournir des conseils juridiques sur les lois nécessaires pour faciliter la prévention, le traitement et les soins en matière de VIH. J'ai été nommé président de ce groupe, qui a commencé ses travaux en 2000 et a remis son rapport en juillet 2002. À cette date, nous avions identifié trois principaux problèmes à résoudre : i) la stigmatisation et la discrimination étaient des facteurs ayant conduit à l'accélération de la propagation du VIH ; ii) il était nécessaire de résoudre les problèmes de l'accès aux services de prévention, de traitement et de soins en matière de VIH ; iii) l'accès à la justice pour les personnes séropositives au VIH et/ou touchées par le VIH était un moyen d'améliorer la riposte à l'échelle nationale. La présentation de notre rapport a conduit à la rédaction de la loi sur la prévention et le contrôle du VIH/sida, adoptée en 2006. Le tribunal était déjà mentionné dans la loi en question et ses membres ont prêté serment en juin 2011.

*Objectifs de la loi kenyane de 2006 sur la prévention et le contrôle du VIH/sida :

(a) Promouvoir une sensibilisation du public sur les causes, les modes de transmission, les conséquences, les moyens de prévention et le contrôle du VIH et du sida ;

(b) Étendre à toute personne susceptible d'être séropositive au VIH et touchée par le sida ou dont l'infection est certaine la protection de la totalité de ses droits et de ses libertés civiles, par les biais suivants :

  • (i) interdire la conservation des dépistages obligatoires du VIH, telle que mentionnée dans la loi ;
  • (ii) garantir le droit de chaque individu au respect de sa vie privée ;
  • (iii) déclarer illégale la discrimination, sous toutes ses formes et dans tous ses aspects, à l'encontre des personnes touchées par le VIH et le sida ou considérées ou suspectées d'une telle infection ;
  • (iv) garantir la prestation de soins de santé et de services sociaux de base en faveur des personnes touchées par le VIH et le sida ;

(c) Promouvoir des précautions de sécurité et des mesures universelles de niveau maximal pour les pratiques et les procédures comportant un risque de transmission du VIH ; et

(d) Traiter de manière positive et chercher à éradiquer les conditions qui aggravent la propagation de l'infection à VIH.