Reportage

Le premier service hospitalier spécialisé dans le VIH de Londres a transformé la riposte au sida

03 octobre 2019

À son inauguration en 1987 par la Princesse Diana, le Broderip Ward était le premier service dédié aux soins des patients atteints du VIH au Royaume-Uni. Peter Godfrey-Faussett, conseiller scientifique principal à l’ONUSIDA, a débuté sa carrière dans ce service du Middlesex Hospital de Londres. Cette expérience intense et riche en émotions reste gravée dans sa mémoire.

 

Quels sont vos premiers souvenirs liés au VIH ?

J'étais en train de finir mes études de médecine à Londres lorsque les premiers rapports ont été publiés sur ce qui allait être connu comme le VIH et le sida. À l'époque, personne n'imaginait que nous faisions face à une situation inédite. J'étais étudiant en médecine et mes examens finaux approchaient. Je brûlais de connaître les faits, mais il était manifeste que nombre d'entre eux n'étaient pas encore compris. Peu après mes études, j'ai commencé à travailler à l'Hospital for Tropical Diseases de Londres et au Broderip Ward du Middlesex Hospital.

 

Comment le corps médical londonien a-t-il réagi face à ce nouveau défi sanitaire ?

À Londres, les services dédiés au VIH étaient organisés différemment selon les quartiers. Le personnel des cliniques de santé sexuelle, ou services de médecine génito-urinaire comme elles étaient appelées à l'époque, œuvrait pour mettre en place des offres ambulatoires à destination des personnes vivant avec le VIH. Il leur proposait des conseils, une assistance et des soins, mais ces équipes n'étaient généralement pas équipées pour traiter les personnes devant être admises à l'hôpital. Chaque établissement disposait d'une équipe spécialisée différente qui s'occupait du nombre toujours croissant de personnes vivant avec le VIH, et qui en mourait. Beaucoup de patients nécessitant des soins étaient atteints de pneumonie des suites d'une pneumocystose. D'autres souffraient de diarrhées graves persistantes, de problèmes neurologiques ou de maladies de peau, notamment du sarcome de Kaposi.

Nous formions une équipe fantastique autour de Steve Semple. Nous travaillions en collaboration étroite avec le personnel de la James Pringle House, un des centres spécialisés dans la santé sexuelle à Londres. Steve Semple était un pneumologue spécialisé dans la régulation normale de la respiration. Dans d'autres quartiers de Londres, les chefs d'équipe étaient des gastroentérologues, des immunologues ou des spécialistes des maladies infectieuses.

Tous, nous apprenions rapidement à soigner du mieux possible une vaste palette d'infections, de cancers et d'autres maladies tout en développant une meilleure compréhension du tissu et des comportements sociaux de nos patients, gays pour la plupart.

 

Cela a dû être une période éprouvante

C'était, bien entendu, une période incroyablement triste. Nous étions capables de soigner de nombreuses infections opportunistes et d'apporter des conseils et une assistance, mais, à cette époque, le VIH était fatal dans presque 100 % des cas. Nous avons vu l'état de santé de tant de jeunes hommes se détériorer peu à peu ou brusquement avant de les voir mourir. Ces personnes étaient souvent des figures de proue de communautés dynamiques et créatives qui faisaient de Londres une ville si fascinante.

Au cours de mes études de médecine et au début de ma carrière, la plupart des gens que je soignais se trouvaient à la fin de leur vie productive, mais ici, dans le Broderip Ward, des patients avaient mon âge, ils lisaient les mêmes livres, allaient voir les mêmes opéras et pièces de théâtre que moi. Bien souvent, il n'était pas facile de garder la distance requise par ma profession. Je me souviens clairement de tellement d'entre eux, mais aussi de beaucoup de leurs êtres chers et de membres de leur famille.

 

Comment l'ouverture du Broderip Ward a-t-elle transformé les soins apportés aux patients ?

L'infirmière responsable de ce service, Jacqui Elliott, était une femme formidable. Avec Steve Semple, elle nous encourageait à sortir des sentiers battus et à faire preuve d'imagination pour apporter les soins. Il faut savoir qu'à cette époque, l'organisation des hôpitaux était encore à l'ancienne et cloisonnée. L'infirmière en chef et le médecin-chef formaient le haut d'une gigantesque pyramide et il n'était pas rare de retrouver les patients aux échelons les plus bas !

Dès le départ, nous impliquions les patients et leurs partenaires, et, lorsque c'était nécessaire, nous fermions un œil sur le règlement. Notre service était le seul dans l'hôpital à disposer de réfrigérateurs supplémentaires. Ils étaient remplis de plats succulents mijotés et apportés par les partenaires de patients, et il arrivait souvent que ces repas soient partagés avec d'autres patients et le personnel soignant !  

À cette époque, au Middlesex Hospital, les cabines téléphoniques se trouvaient au fond de longs couloirs froids et les chemises d'hôpital étaient des blouses horribles à moitié ouvertes dans le dos. Nous avons été le premier service à installer un téléphone sur le bureau des infirmières afin que les patients puissent passer plus facilement des appels. Nous les avons encouragés à porter leurs propres vêtements et leur robe de chambre, ainsi qu'à entrer et sortir du service quand ils le voulaient. Tout le monde à Broderip travaillait 24 heures sur 24. Nos soirées étaient les plus populaires de l'hôpital.

Nous apprenions et nous avons très certainement fait des erreurs, mais nous avons surement fait partie des premiers professionnels de santé à écouter nos patients et à essayer de leur apporter ce dont ils avaient besoin.

 

Les pratiques médicales ont-elles alors évolué ?

Notre service a rapidement attiré l'attention d'équipes de tout l'hôpital universitaire. Chaque fois que nous faisions face à une situation inédite ou inattendue touchant à n'importe quelle discipline médicale, nous disposions des meilleurs spécialistes dans notre réseau. Les réunions cliniques hebdomadaires attiraient des professionnels de tout l'hôpital ainsi que d'autres établissements londoniens et d'ailleurs.

Ma carrière de médecin en était à ses balbutiements, j'étais terrifié à l'idée de présenter des cas complexes aux experts réunis et de récolter leur avis. Mais je pense que nos patients n'auraient pas pu recevoir de meilleurs soins dans un autre établissement. Nous entretenions des relations étroites avec les équipes de conseil psychosocial et de soins palliatifs qui faisaient tout leur possible pour rendre les derniers moments le plus agréable possible. Nous testions bien entendu de nouveaux antirétroviraux. Beaucoup de nos patients ont participé aux premiers essais pour la zidovudine et quelques-uns ont vu leur état s'améliorer. 

 

Comment les patients, leurs amis et leurs familles ainsi que le personnel ont-ils géré la situation ?

Chaque patient (et parfois patiente) était un individu à part entière qui avait des liens avec ses amis, ses amants et sa famille. Pour certains, toutefois, l'admission au Broderip Ward impliquait de révéler leur sexualité à leur famille, mais ils devaient aussi accepter le VIH ainsi qu'affronter leur mort imminente. Le personnel du service devait toujours faire attention aux informations qu'ils donnaient et à qui, afin d'empêcher les situations gênantes. Certains patients ne préféraient par exemple pas que leur famille sache le service dans lequel ils étaient admis. Une de nos missions consistait à faciliter la révélation de leur statut ainsi qu'à conseiller les patients, leur partenaire et leur famille lorsqu'ils acceptaient la situation. Nous avions également une équipe de maquilleurs pour aider à camoufler les signes du sarcome de Kaposi, ainsi que des diététiciens pour améliorer la nutrition des patients. Il régnait un sens aigu de la camaraderie et les occasions ne manquaient pas de rire, mais aussi de pleurer.

 

De quelle manière l'approche du Royaume-Uni par rapport au VIH a-t-elle évolué à partir des années 1990 ?

L'apparition de thérapies antirétrovirales de plus en plus efficaces a changé la donne. Les premiers traitements étaient toxiques et difficiles à prendre : certains médicaments devaient être pris en mangeant, d'autres à jeun, d'autres devaient être conservés au réfrigérateur et d'autres encore nécessitaient de régler un réveil pour les prendre au milieu de la nuit. Mais ils étaient efficaces.

Les patients de l'hôpital ont commencé à comprendre qu'ils n'allaient pas mourir dans l'année à venir ni dans celle d'après. L'excellent système de santé du Royaume-Uni, le National Health Service (NHS) et le vaste réseau de cliniques de santé sexuelle, assurait à toutes et à tous un accès gratuit à des soins et des traitements professionnels de qualité. Londres a toujours attiré les voyageurs et les migrations. Cette ouverture au monde s'est reflétée dans le diagnostic et le traitement des infections sexuellement transmissibles. En effet, personne n'avait à dire d'où il ou elle venait ni répondre de sa situation vis-à-vis des services de l'immigration. Même pour les soins hospitaliers, les règles pouvaient être interprétées de manière à n'exclure personne.

Une autre évolution majeure a été l'apparition et le financement d'organisations citoyennes au sein des communautés. Les personnes originaires de la diaspora africaine se sont mises à s'entraider, à mieux s'organiser et à se faire entendre. Les services dans les différents quartiers de Londres recevaient différents groupes de la population. Ainsi, dans notre hôpital, nombre de nos patients étaient des hommes gays, alors que l'est de Londres comptait une plus large population de femmes, généralement originaires d'Afrique. Inévitablement, les défis auxquels étaient confrontées les personnes reflétaient leur environnement social, ainsi que les aspects cliniques liés au VIH et spécifiques à leur genre.

Ces derniers temps, on assiste à un changement des systèmes qui ont fait du Royaume-Uni un endroit si accueillant pour les personnes vivant avec le virus. Le financement des cliniques de santé sexuelle et des organisations communautaires est plus limité et les règles concernant l'accès à un traitement auprès du NHS sont respectées de manière plus stricte. D'un autre côté, la plupart des villes du Royaume-Uni restent des endroits dynamiques et tolérants. La communauté gay en particulier a favorisé l'apparition d'un diagnostic, d'un traitement et d'une prévention plus précoces et de meilleure qualité. La stigmatisation, quant à elle, ne fait toujours pas partie du passé, mais je crois que la plupart des personnes peut trouver une clinique et une équipe qui les accueillent et les aident à surmonter les défis liés au virus.

 

Nous disposons aujourd'hui d'une large palette de traitements et de possibilités de prévention. L'épidémie de VIH est-elle terminée au Royaume-Uni ?

Nous réalisons des progrès sensationnels. Chaque année, le nombre de nouvelles infections recule, en particulier à Londres et dans d'autres grandes villes. Des foyers continuent néanmoins d'apparaître, comme récemment parmi les personnes s'injectant de la drogue en Écosse. Les stigmatisations et le déni empêchent toujours des membres de toutes les communautés, notamment parmi la diaspora africaine, de se faire tester et d'avoir accès rapidement à un traitement efficace ou à la prévention.

Et, bien entendu, le traitement est à vie. Ainsi, même si le nombre de nouvelles infections baisse, nous devons continuer d'apporter encore longtemps des soins, une assistance et une bonne surveillance de l'épidémie.