Yana Panfilova est Ukrainienne et est née avec le VIH. À 16 ans, elle a créé Teenergizer, une organisation de la société civile qui vient en aide aux adolescentes, adolescents et jeunes vivant avec le VIH en Ukraine. Teenergizer s’est internationalisée en 2016 et elle milite pour les droits des ados et des jeunes en Ukraine et dans sept villes de cinq pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale. En 2019, l’organisation a commencé à fournir des consultations par des pairs et une assistance psychologique aux ados. Elle a formé plus de 120 psychologues-conseils sur Internet pour soutenir les jeunes dans toute la région. En juin 2021, Yana Panfilova est intervenue lors de l’ouverture de la Réunion de haut niveau de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le VIH/sida. Lorsque la guerre a commencé en Ukraine, elle a quitté Kiev avec sa famille et s’est rendue à Berlin, en Allemagne, où elle poursuit son travail pour aider les jeunes vivant avec le VIH dans son pays.
Pourquoi et comment avez-vous quitté Kiev ?
Dans les jours qui ont suivi le début de l’invasion russe, j’ai compris que nous devions prendre une décision qui allait bouleverser nos vies. Des gens avec des mitraillettes patrouillaient dans les rues. J’ai dû convaincre ma mère de partir, car elle était réticente. Nous avons fait nos valises en moins d’une heure, nous sommes allées à la gare de Kiev, nous avons laissé notre voiture là-bas et nous sommes montées dans le premier train que nous pouvions trouver. La gare était pleine de gens, de mères, d’enfants, de pères et de frères qui faisaient leurs adieux à leur famille, et beaucoup de gens étaient paniqués. Nous sommes restées debout 12 heures dans le train, avec nos valises et notre chat. Lorsque notre grand-mère nous a retrouvées au premier arrêt, nous avons traversé ensemble l’Ukraine avec son chien, puis nous sommes passées en Pologne avant d’arriver à Berlin. Le voyage a duré sept jours en tout. C’était le voyage le plus long et le plus difficile de ma vie. Je n’avais pas l’intention de laisser ma superbe ville de Kiev sans savoir où nous allions arriver. Aujourd’hui, nous sommes ici à Berlin, réfugiées, en sécurité, mais nous avons toujours du mal à croire ce que nous avons vécu et ce que vit le peuple ukrainien. Mais au moins, nous sommes en sécurité et ensemble : ma mère, ma grand-mère et son chien, ainsi que moi et mon chat. J’ai eu la chance d’avoir emporté suffisamment de traitement antirétroviral pour tenir environ deux mois.
Êtes-vous bien installée à Berlin ?
Je vis toujours dans l’incertitude, comme c’est le cas pour des millions d’autres femmes et enfants qui ont fait ce voyage depuis l'Ukraine. Mais toutes les personnes que nous avons rencontrées à chaque étape de ce périple ont été vraiment gentilles et accueillantes. Nous sommes en train de clarifier les questions juridiques pour rester ici à Berlin les prochaines semaines, ainsi que la manière dont nous pouvons accéder aux services médicaux et sociaux de la ville. Nous ne savons même pas avec certitude comment louer un appartement. Nous avons pris rendez-vous en ligne avec les services de la ville de Berlin pour éclaircir ces détails avec eux. Ils essaient de me fournir une assurance médicale afin que je puisse accéder aux soins médicaux et poursuivre sans interruption mon traitement anti-VIH.
Je suis également en contact avec la Berliner Aids-Hilfe, l’une des plus anciennes organisations non gouvernementales de lutte contre le VIH en Europe. Depuis la guerre en ex-Yougoslavie, elle a beaucoup d’expérience dans le travail avec des migrants et migrantes qui vivent avec le VIH. L’équipe est incroyable. Elle est prête à m’aider à trouver une thérapie antirétrovirale ainsi qu’à apporter une solution aux autres besoins que les Ukrainiens et Ukrainiennes vivant avec le VIH auront ici à Berlin.
Vous êtes donc plus ou moins en sécurité maintenant. Comment vont les autres jeunes de Teenergizer ?
La plupart des ados vivant avec le VIH et membres de l’association ont déjà quitté l’Ukraine et sont désormais en Estonie, en Allemagne, en Lituanie, en Pologne et dans d’autres pays. Nous sommes quotidiennement en contact avec la plupart. Certains de nos activistes ont choisi de rester avec leurs parents à Kiev et dans d’autres villes qui sont la cible d’attaques. Nous étudions les dernières informations et essayons de savoir où se trouve tout le monde et si chacun, chacune est en sécurité. Mais ce n’est pas quelque chose de facile ou rapide. Tout le monde essaie en ce moment de survivre et de rester en contact. Notre personnel, nos pairs-éducateurs et éducatrices, ainsi que notre clientèle vivent désormais dans différents pays, chacun avec des lois, des régimes de traitement et un accès à Internet différents. Les personnes toujours à Kiev sont en lien avec nos partenaires qui continuent d’offrir un accès à une thérapie antirétrovirale et à l’aide humanitaire d’urgence. La plupart de nos psychologues-conseils fournissent toujours une assistance en ligne aux personnes qui en ont le plus besoin.
Quels problèmes rencontrez-vous pour rester à Berlin ?
Les Berlinois-es et l'ensemble des Allemand-es que nous rencontrons depuis notre arrivée ont fait preuve d'une incroyable gentillesse et d'un sens de l'accueil phénoménal. Nous en sommes très reconnaissantes. Je sais que toutes les villes d’Europe s’efforcent d’aider des millions de compatriotes, mais je ne pense pas que nous aurions pu trouver un endroit plus sûr et plus tolérant que Berlin.
Bien entendu, nos problèmes les plus pressants sont de nature juridique en lien avec le statut temporaire ici, puis viennent les questions concernant l’accès aux soins médicaux et au traitement antirétroviral. La troisième grande question concerne le logement. Je n’aurais jamais imaginé que la question du logement serait si importante ou si usante mentalement. Les associations locales de bénévoles nous aident 24 heures sur 24 et des millions d’Européen-nes nous ouvrent les portes de leur foyer. Mais pour les centaines de milliers de personnes restées en Ukraine, qui vivent encore dans des entrepôts, des abris et d’autres hébergements temporaires, ne pas avoir d’endroit digne du nom de logement temporaire peut plomber le moral.
Selon vous, qu’est-ce qui est le plus important pour continuer maintenant ?
Quelle que soit l’évolution de la guerre, nous devons continuer à nous serrer les coudes au sein de la famille Teenergizer. En Ukraine, nous avons passé des années à lutter pour la protection de la santé et des droits des jeunes vivant avec le VIH. Et maintenant, il semble que beaucoup de nos victoires chèrement acquises ont disparu du jour au lendemain. Au milieu de cette crise, nous devons continuer à défendre nos droits et nous concentrer sur les besoins urgents auxquels sont confrontés les membres les plus vulnérables de notre réseau Teenergizer. J’ai beaucoup de chance d’être en vie et de me trouver ici en sécurité sous la protection de l’Allemagne. Mais bon nombre de nos proches se trouvent toujours à Kiev et dans d’autres villes d’Ukraine et se battent pour défendre leur vie et notre pays. Un bon nombre n’a pas les moyens de quitter le pays et d’autres ne veulent pas laisser leur maison et leur famille. Aujourd’hui plus que jamais, ces gens ont besoin de notre soutien et de savoir que nous continuerons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les aider quand c'est le plus nécessaire.
Premièrement, nous devons les aider à traverser cette nouvelle crise et préserver les services vitaux : le traitement du VIH pour les cas urgents, ainsi que les services de prévention et de dépistage. Deuxièmement, pendant cette crise, nous devons continuer à fournir aux jeunes des services de santé mentale, en particulier des consultations menées par des pairs. Dans notre région, le VIH est plus un problème social qu’un problème de santé. Aujourd’hui, en Ukraine, les jeunes vivant avec le VIH sont confrontés à trois crises : une crise sanitaire, une crise sécuritaire, ainsi qu’une crise liée au stress et à la dépression graves causés par la guerre. Les psychologues appellent cela le stress post-traumatique. Ce traumatisme touche une génération entière d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes. Les jeunes qui ont besoin d’un soutien psychologique professionnel commenceront à consommer des drogues et certains de ces jeunes contracteront le VIH, mais auront trop peur ou honte de demander de l’aide dans la crise actuelle. Il en va de même pour les adolescentes et les femmes qui ne peuvent pas exercer leurs droits reproductifs et sexuels, ou les jeunes qui n’utilisent pas de préservatif lors de rapports sexuels, ou les millions de femmes ukrainiennes qui risquent d’être exploitées lorsqu’elles seront seules en Europe, loin de leur famille et de leurs proches. Aujourd’hui, en Ukraine, il y a toujours des milliers d’ados vivant avec le VIH qui ont peur de révéler leur statut sérologique. Beaucoup ne savent pas comment se protéger du VIH et des violences liées à la guerre. Des millions de jeunes en Ukraine vivent dans la solitude face à leurs peurs et à leurs angoisses, et toute une génération sera touchée par des troubles post-traumatiques, ce qui nécessite une attention urgente. Je suis convaincue que si nous leur fournissons dès maintenant des conseils et un soutien même de base, les jeunes confrontés à de multiples crises seront mieux à même de faire face à leurs problèmes pour les années à venir.
Et quoi qu’il en soit, nous devons également pousser les responsables politiques à écouter les jeunes et leur permettre d’influencer le processus de prise de décision sur leur propre santé et leur avenir. Les voix des jeunes, en particulier celles des jeunes femmes, devraient être entendues pour mettre fin à la guerre et reconstruire l’Ukraine.
Comment voyez-vous l’avenir de Teenergizer maintenant ?
Aujourd’hui, ma famille et mon pays sont confrontés à la plus grande crise de notre vie. Donc, ne sachant pas ce que demain réserve, il m’est difficile de prédire en quoi l’avenir consistera. Au fil des années, nous avons construit une vraie famille, des équipes de jeunes leaders Teenergizer présentes dans différentes villes d’Europe de l’Est et d’Asie centrale, au Kazakhstan, au Kirghizstan, au Tadjikistan, en Ukraine, et même en Russie. Mais maintenant nous ne sommes plus ensemble. Après la Seconde Guerre mondiale, Winston Churchill a prédit qu’il y aurait un mur. Et je pense qu’un nouveau mur est en train de se former.
Que diriez-vous aujourd’hui si vous vous teniez à nouveau sur la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies ?
Il s’agit d’une guerre entre l’ancien et le nouveau monde.
Nous sommes des jeunes qui souhaitent vivre dans un monde nouveau, où il n’y a pas de guerres, où les pandémies telles que le VIH, la tuberculose et la COVID-19 sont terminées, où la pauvreté et le changement climatique sont résolus. Dans ce nouveau monde, toutes les personnes, peu importe qui elles sont ou qui elles aiment, quelle que soit la langue qu’elles parlent ou le passeport qu’elles détiennent, peuvent profiter de la liberté et vivre leur vie avec dignité, et voyager et traverser des frontières ouvertes, entre des pays pacifiques. Ces dernières années, lorsque nous avons pu voyager, nous avons appris à quel point cela est important et précieux. Nous avons pu voir comment des gens pacifiques vivaient dans d’autres parties du monde, et cela nous a fait apprécier la beauté et la liberté que nous avons en Ukraine. Aujourd’hui plus que jamais, nous comprenons seulement ce que nous voulons reconstruire dans notre propre pays en le comparant aux valeurs que nous trouvons dans d’autres pays.
Et c’est cet ancien monde qui finance et soutient cette guerre. C’est un non-sens.
Avec les milliards dépensés pour cette guerre dénuée de sens, l’humanité pourrait trouver un remède contre le VIH, mettre fin à la pauvreté et résoudre d’autres crises humanitaires.
Le nouveau monde est synonyme de développement, pas de destruction. Il s’agit de pouvoir s’améliorer soi-même, d’améliorer sa qualité de vie et d’aider vraiment les autres à faire de même.
Tout a une fin. La guerre aussi, un jour. Que ferez-vous le premier jour après la fin de la guerre ?
Je me mettrai à lire Guerre et paix de Léon Tolstoï.